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CEDH 7/10/2025 : Lumière, aération & voisinage : violation art. 8 et A1P1 (Đorđević)

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CEDH 7/10/2025 : Lumière, aération & voisinage : violation art. 8 et A1P1 (Đorđević)
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1. Résumé 

Parties.
Requérante : Mme Zorka Đorđević (née en 1940), Belgrade. Défendeur : République de Serbie.

Juridiction : Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Troisième section, 7 octobre 2025, req. n° 11212/23, arrêt sur le fond et la satisfaction équitable. hudoc.echr.coe.int

Nature du litige.
Construction d’un immeuble à moins de 2 m des fenêtres du studio (22 m²) de la requérante : perte de lumière naturelle, d’aération et d’ensoleillement, dégradation substantielle des conditions de vie et baisse de valeur vénale (≥ 20 %). Griefs tirés de l’article 8 (vie privée & domicile) et de l’article 1 du Protocole n° 1 (A1P1 — propriété).

Effet direct sur la pratique/jurisprudence.

– Article 8 : reconnaissance d’une obligation positive de diligence des autorités face à des nuisances entre particuliers lorsqu’elles atteignent un seuil de gravité (ici, transformation du logement « comme un sous-sol » en termes d’éclairement/ventilation ; manquement des juridictions internes à apprécier l’impact concret sur la vie quotidienne).

– A1P1 : rupture du juste équilibre et charge excessive lorsqu’une baisse significative de valeur (ici ≥ 20 % établie par expertise et admise par les juges internes) n’est assortie d’aucune compensation, malgré des irrégularités relevées dans les permis et à rebours de la pratique antérieure de la Cour suprême serbe.

Dispositif.
– Violation de l’article 8 (unanimité).
– Violation de l’A1P1 (5 voix contre 2).
– Satisfaction équitable : 7 000 € (dommage matériel, avec intérêts légaux serbes depuis le 12 mars 2009), 6 000 € (moral), 5 685 € (frais).


2. Analyse détaillée

Les faits 

2002 : achat par Mme Đorđević d’un studio de 22 m², RDC, 43 Zahumska Street, toutes fenêtres vers la parcelle mitoyenne.

2003–2004 : alertes de l’intéressée et du syndic des copropriétaires aux services d’urbanisme ; le 28 avr. 2004, l’Inspection des constructions de Belgrade prévient que le projet privera les logements de lumière et diminuera leur valeur ; demande d’en tenir compte. 17 sept. 2004 : permis délivré pour un immeuble de 6 étages au 45 Zahumska Street.

2004–2006 : construction effective à moins de 2 m (constaté ensuite par expertise : 1,75–1,92 m, inférieur aux plans 2,22 m et aux règles applicables). L’appartement devient très sombre : à 13h en automne, luminosité « crépusculaire ». Impossibilité de vivre normalement sans lumière artificielle ; ventilation déficiente ; baisse de valeur 20 % (pour un expert) / 50 % (pour l’autre).

25 avr. 2005 : inspecteur d’urbanisme ministériel constate des discordances entre projet, plan d’urbanisme et permis ; ordre de révision du plan et du permis sur la question des distances ; aucun suivi utile.

La procédure interne

19 oct. 2005 : action en responsabilité civile contre la Ville de Belgrade et le promoteur (JINPROS AD) : préjudice matériel (dépréciation) et moral (conditions de vie).

5 mai 2010 : condamnation des défendeurs (825 440 RSD, intérêts au 12 mars 2009). 10 juil. 2012 : cassation et renvoi. 15 juil. 2016 : rejet (pas de responsabilité : le promoteur a vendu les lots). 6 avr. 2017 : appel : Ville écartée, mais promoteur condamné (825 440 RSD). 21 juin 2018 : Cour suprême de cassation : rejet total — permis valable, dépréciation jugée non significative et logement toujours « vendable ».

5 mars 2019 : vente du studio (à un proche, prix minoré, selon la requérante) ; litige sur l’occupation effective ultérieure. 11 oct. 2019 : exécution forcée au profit du promoteur (restitution des sommes). 28 déc. 2022 : Cour constitutionnelle : rejet.

6 mars 2023 : saisine CEDH.

Les arguments des parties

Requérante : conditions de vie indignes depuis 2004 (lumière artificielle permanente, santé affectée), baisse de valeur ≥ 20 % admise par les juridictions ; les autorités informées précocement n’ont rien corrigé ; jurisprudence interne antérieure favorable à l’indemnisation même avec permis valable.

Gouvernement : marge d’appréciation en urbanisme ; logement habitable ; mesures d’aménagement intérieur possibles ; développement urbain attendu au centre-ville ; permis régulier ; absence de vente au moment du litige excluant tout dommage réel ; 20 % non « significatif ».

Le raisonnement de la CEDH

Article 8 (domicile, vie privée)

Applicabilité : la proximité exceptionnelle et ses effets éprouvés (lumière/air) ont atteint le seuil de gravité ; vulnérabilité d’une personne âgée passant beaucoup de temps au domicile. Obligation positive de l’État d’assurer un juste équilibre et une diligence effective, y compris dans les rapports entre particuliers. Les juridictions internes n’ont pas apprécié l’impact concret sur la vie quotidienne (qualité de vie, « effet sous-sol »), malgré des expertises claires. → Violation.
(Principes de référence : nuisances environnementales/voisinage et obligations positives — v. notamment Hatton [GC] ; Kapa ; Udovičić ; Oluić.)

Article 1 du Protocole n° 1 (propriété)

Les expertises judiciaires et les juges internes constatent une baisse ≥ 20 % ; en droit serbe, une telle baisse a souvent été présumée « significative » et indemnisable même avec permis régulier ; ici, aucune compensation n’a été accordée, alors même que des irrégularités avaient été relevées dans les permis et ignorées. Principe de bonne gouvernance : le risque des erreurs administratives ne peut être reporté sur l’individu. Déséquilibre et charge excessive → Violation (5–2).
(Principe de bonne gouvernance et « juste équilibre » : v. Rysovskyy.) hudoc.echr.coe.int

Satisfaction équitable

Matériel : 7 000 € (équivalent aux 825 440 RSD, intérêts depuis 12.03.2009). Moral : 6 000 €. Frais : 5 685 €. Intérêts de retard : taux marginal de prêt BCE + 3 pts.

3. Références juridiques 

3.1 Jurisprudence 


CEDH (3e sect.), 7 oct. 2025, Đorđević c. Serbie, n° 11212/23 


CEDH (GC), 8 juill. 2003, Hatton et autres c. Royaume-Uni, n° 36022/97 — nuisances aériennes, obligations positives / équilibre. 

CEDH (1re sect.), 14 oct. 2021, Kapa et autres c. Pologne, nos 75031/13 et 3 autres — trafic routier dévié, inaction prolongée des autorités, art. 8.

CEDH (1re sect.), 24 avr. 2014, Udovičić c. Croatie, n° 27310/09 — nuisances (bar), obligation positive, art. 8.

CEDH (5e sect.), 20 oct. 2011, Rysovskyy c. Ukraine, n° 29979/04 — bonne gouvernance, charge excessive, A1P1. 


Pratique interne serbe citée par la CEDH :

– Vrhovni kasacioni sud, Rev. 6866/97 (12 mai 1998) ; Rev. 1610/99 (7 juin 2001) ; Supreme Court Rev. 415/2010 (15 juin 2010) — présomption de dommage significatif dès 20 % de dépréciation et droit à indemnisation même avec permis régulier. 


3.2 Textes 

Article 8 CEDH (version FR officielle, Conseil de l’Europe) — « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance… ». 

Article 1 du Protocole n° 1 — « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens… ». 

Règles serbes citées par la Cour : Property Act (art. 4, 5, 42), Obligations Act (art. 154, 155, 185, 186), Ordinance 2003 § 18(2) (ensoleillement). Les passages cités sont reproduits in extenso dans l’arrêt CEDH. 

4.  Décryptage et mise en perspective

Seuil de gravité sous l’angle de l’article 8.

La Cour ne s’arrête pas à la régularité formelle des permis : elle vérifie l’impact réel (luminosité, ventilation, ensoleillement) et la qualité de vie de la personne, notamment vulnérable (âge ; présence au domicile). Ici, les constats d’experts sont déterminants (distance inférieure au minimum ; luminosité « crépusculaire » à 13h ; vie « comme en sous-sol »). Les juridictions internes, focalisées sur la propriété de l’immeuble voisin et la « vendabilité » du bien, ont ignoré cet impact — ce qui emporte violation.

A1P1 : baisse de valeur significative + irrégularités ignorées = charge excessive.

Quand l’Administration est alertée (courriers 2003–2004 ; rapport du 25.04.2005), constate des discordances (plan/permits) et n’agit pas, le coût ne peut être reporté sur la victime : principe de bonne gouvernance (Rysovskyy). En outre, la pratique interne admettait l’indemnisation dès 20 % de perte : l’arrêt interne de 2018 s’en écarte sans compenser → déséquilibre (5–2). 

Alignement sur la ligne “nuisances/urbanisme” (comparaisons utiles) :

– Hatton [GC] : balance art. 8 & intérêt général (bruit aérien) ;

– Kapa : inertie fautive de l’État dans un chantier routier ;

– Udovičić / Oluić : nuisances de voisinage et atteinte au domicile ;

– Rysovskyy : bonne gouvernance et équité en matière patrimoniale.

5.  Critique de la décision

La Cour réaffirme une approche matérielle (impact concret) et la responsabilisation des autorités (diligence, suivi des alertes, cohérence des permis).

Combinaison art. 8 (conditions de vie) + A1P1 (dépréciation non indemnisée) au prisme de la bonne gouvernance.

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