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Installée à Saint-Nazaire, la SELARL PHILIPPE GONET accompagne victimes, familles et justiciables confrontés à des atteintes à leurs droits fondamentaux : conditions de détention, atteintes à la dignité, droit à la santé, responsabilité de l’État, recours devant les juridictions internes et, le cas échéant, devant la Cour européenne des droits de l’homme.
L’arrêt Vainik et autres c. Estonie illustre parfaitement ces enjeux : il ne porte pas sur la « confortabilité » du tabagisme, mais sur l’autonomie personnelle des détenus et les limites de la marge d’appréciation des États lorsqu’ils adoptent des politiques absolues dans le milieu carcéral.
1. Résumé de la décision
Parties impliquées
Requérants :
Rene Vainik, Denis Lvov, Dmitri Tsajun, Nikolai Smeljov
Tous fumeurs de longue date, détenus au moment de l’entrée en vigueur de l’interdiction totale de fumer dans les prisons estoniennes.
État défendeur : Estonie
Juridiction : Cour européenne des droits de l’homme Chambre de sept juges 4 novembre 2025
Affaire : Vainik et autres c. Estonie (requêtes nos 17982/21 et 3 autres)
Nature du litige
Interdiction totale de fumer dans les prisons estoniennes, instaurée en octobre 2017 par voie réglementaire.
Les requérants dénoncent :
L’interdiction elle-même, jugée attentatoire à leur autonomie personnelle ;
Les symptômes de sevrage auxquels ils disent avoir été confrontés (prise de poids, troubles du sommeil, anxiété, dépression).
Effet direct de la décision
Violation de l’article 8 CEDH (vie privée) pour trois requérants, par quatre voix contre trois.
Affirmation d’un principe fort :
Une interdiction générale et absolue de fumer en prison, adoptée sans évaluation sérieuse de son impact sur l’autonomie des détenus fumeurs, excède la marge d’appréciation des États.
La Cour trace ainsi une ligne nouvelle : après avoir protégé les détenus contre le tabagisme passif (Florea, Elefteriadis, etc.), elle protège ici les fumeurs eux-mêmes, au titre de leur autonomie personnelle.
2. Analyse détaillée
2.1 Les faits : chronologie
1er octobre 2017 :
Entrée en vigueur en Estonie d’une interdiction totale de fumer dans les prisons, issue de modifications apportées au règlement pénitentiaire par le ministre de la Justice.
Le règlement intérieur de la prison de Viru, où étaient détenus les requérants, étend l’interdiction à toute l’enceinte de l’établissement.
Situation des requérants :
Tous sont fumeurs de longue date ; au moment de l’interdiction, ils ne peuvent plus fumer nulle part dans la prison.
Certains déclarent avoir souffert de symptômes de sevrage (prise de poids, troubles du sommeil, anxiété, dépression) ; deux d’entre eux soutiennent ne pas avoir bénéficié d’un traitement de substitution à la nicotine.
Arguments des autorités estoniennes (d’après la procédure interne) :
Protection de la santé des non-fumeurs (tabagisme passif) ;
Sécurité en détention (risque d’incendie, cigarettes utilisées comme monnaie d’échange) ;
Existence supposée de traitements et de conseils pour les détenus souhaitant arrêter de fumer.
2.2 La procédure interne
Contentieux devant les juridictions administratives
Les quatre requérants contestent l’interdiction.
Deux d’entre eux (Tsajun et Smeljov) obtiennent l’ouverture d’une procédure de contrôle constitutionnel.
Cour suprême d’Estonie (contrôle constitutionnel, 2019)
Reconnaît que l’interdiction totale :
porte atteinte au droit de propriété et au droit à l’épanouissement personnel,
mais la juge nécessaire pour :
protéger la santé des non-fumeurs,
garantir la sécurité des établissements (incendies, trafic de cigarettes).
Écarte les mesures moins restrictives (espaces fumeurs, séparation fumeurs/non-fumeurs, autorisation limitée en plein air) comme insuffisantes.
Recours individuels
Une nouvelle fois, les demandes des requérants sont rejetées par le tribunal administratif de Tartu ;
La Cour suprême refuse ensuite d’examiner certains pourvois.
M. Vainik n’interjette pas appel contre la décision jugeant son action vouée à l’échec : la CEDH lui reprochera de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes.
2.3 La procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme
Les requêtes sont introduites en 2021.
Griefs :
Article 3 CEDH : traitements inhumains ou dégradants résultant du sevrage forcé ;
Article 8 CEDH : atteinte au respect de la vie privée, à l’autonomie personnelle et au choix de fumer ;
Pour deux requérants, absence de prise en charge adéquate du sevrage (traitement de substitution).
Formation : Chambre de 7 juges, sous la présidence du juge Ktistakis.
2.4 Contenu de la décision
a) Recevabilité
Requête de M. Vainik : irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes.
Griefs tirés de l’article 3 : irrecevables :
les désagréments liés au sevrage (stress, anxiété, prise de poids) ne franchissent pas le seuil de gravité exigé par l’article 3 ;
les requérants n’avaient pas clairement soutenu devant les juridictions internes qu’ils n’avaient pas reçu de traitement adéquat, ni démontré devant la Cour avoir demandé un traitement refusé.
b) Application de l’article 8 CEDH
La Cour reconnaît que :
le choix de fumer et la prise en charge du sevrage relèvent de la vie privée ;
l’article 8 est donc applicable.
Elle constate :
une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérants (interdiction totale de fumer) ;
poursuivant un but légitime : protection de la santé des non-fumeurs et sécurité en prison.
Mais l’analyse porte sur le caractère nécessaire et proportionné de cette ingérence.
c) Le raisonnement de la Cour
Absence de débat parlementaire
L’interdiction résulte de l’effet combiné d’un règlement ministériel et du règlement intérieur de la prison, sans contrôle ni débat parlementaire sur l’impact concret d’une interdiction totale.
Autonomie personnelle des détenus : un angle mort du contrôle interne
Les juridictions estoniennes se sont focalisées sur :
la santé publique ;
la sécurité ;
la disponibilité théorique de traitements de sevrage.
Mais elles n’ont pas pris en compte l’autonomie personnelle des détenus fumeurs, ni leur liberté de choix en matière de santé.
Marge d’appréciation de l’État et absence de consensus européen
La Cour rappelle :
qu’en matière de politique de santé publique et de tabac, les États disposent d’une large marge d’appréciation ;
qu’il n’existe pas de consensus européen imposant l’interdiction du tabac dans les prisons.
Toutefois, cette marge « considérable » n’est pas illimitée.
Caractère absolu de l’interdiction
Le point central de la décision :
l’interdiction est générale, absolue et sans nuance ;
aucune évaluation préalable n’a été menée sur :
l’impact sur les détenus fumeurs de longue date ;
la nécessité de mesures transitoires ou d’accompagnement renforcé.
Contexte carcéral : autonomie personnelle déjà réduite
Dans un contexte où la privation de liberté restreint déjà fortement l’autonomie, la liberté résiduelle de faire certains choix (dont celui de fumer) revêt une importance accrue.
d) Solution retenue
Violation de l’article 8 CEDH pour trois requérants (Vainik étant écarté pour irrecevabilité).
Article 3 : pas de violation (griefs irrecevables).
Satisfaction équitable (article 41) :
1 500 € pour frais et dépens à verser à chacun des trois requérants.
L’arrêt est adopté à une courte majorité (4 voix contre 3), assorti de plusieurs opinions concordantes et dissidentes, marquant la sensibilité de la question.
3. Références juridiques
3.1 Jurisprudence principale (usage du tabac en prison)
Affaire commentée
CEDH, ch., 4 nov. 2025, Vainik et autres c. Estonie, nos 17982/21 et 3 autres,
Thème : interdiction totale de fumer en prison – article 8 – autonomie personnelle des détenus – violation.
Base officielle : HUDOC – Lien vérifié, actif :
Jurisprudence antérieure sur le tabagisme passif en prison
CEDH, 3e sect., 14 sept. 2010, Florea c. Roumanie, n° 37186/03
Détention dans une cellule surpeuplée, exposition massive à la fumée de tabac ;
Violation de l’article 3 (conditions de détention, tabagisme passif).
CEDH, 3e sect., 25 janv. 2011, Elefteriadis c. Roumanie, n° 38427/05
Détenu atteint d’une pathologie pulmonaire exposé à la fumée de ses codétenus en cellule et lors des transferts ;
Violation de l’article 3 ; rappel des obligations positives de l’État de protéger contre le tabagisme passif.
CEDH, 4e sect., 13 sept. 2005, Ostrovar c. Moldavie, n° 35207/03
Mauvaises conditions de détention, y compris exposition à la fumée de tabac, analysées dans le cadre de l’article 3.
Plus récemment, la Cour continue de rappeler ces principes dans des affaires de conditions de détention (par ex. Güngöray c. Turquie, réf. à Elefteriadis pour les effets du tabagisme passif). Cour européenne des droits de l'homme
3.2 Textes applicables
Article 3 CEDH : interdiction des traitements inhumains ou dégradants.
Article 8 CEDH : droit au respect de la vie privée et familiale.
4. Analyse juridique approfondie
4.1 De la protection contre la fumée des autres… à la protection de l’autonomie du fumeur
Jusqu’ici, la Cour avait essentiellement traité le tabac en prison sous l’angle du tabagisme passif et des conditions de détention (article 3 CEDH) : surcharge carcérale, absence de séparation des fumeurs et des non-fumeurs, aggravation d’affections respiratoires (Florea, Elefteriadis, Ostrovar).
Avec l’arrêt Vainik, la Cour se place du côté du fumeur et déplace le débat sur le terrain de l’article 8 :
Il ne s’agit pas d’ériger le tabagisme en droit fondamental,
mais de protéger le pouvoir de décider pour soi-même de comportements de santé (fumer, accepter le sevrage, réclamer un accompagnement), dans un cadre où les autres sphères d’autonomie sont déjà très réduites.
La Cour réaffirme ainsi que la vie privée ne se limite pas à l’intimité physique ou familiale ; elle englobe le choix de son mode de vie, même lorsqu’il est objectivement nocif pour la santé.
4.2 Une ingérence admise, mais jugée disproportionnée
La grille classique de l’article 8 est respectée :
Ingérence : l’interdiction totale de fumer affecte directement les habitudes et la vie quotidienne du détenu.
Base légale : règlements ministériels et règlements intérieurs : la Cour ne semble pas contester l’existence d’une base en droit interne.
But légitime : santé et sécurité (protection des non-fumeurs, prévention des incendies, lutte contre l’économie parallèle de la cigarette).
Nécessité / proportionnalité : c’est ici que la mesure échoue.
Les points décisifs :
Caractère absolu de l’interdiction : aucun aménagement, aucun espace fumeur, aucune modalité de transition ;
Absence de prise en compte de l’autonomie personnelle dans la balance des intérêts ;
Absence de débat démocratique véritable, l’interdiction étant l’œuvre de règlements et non de la loi.
La Cour ne ferme pas la porte à des restrictions importantes voire à des interdictions partielles (par exemple dans les espaces fermés, en présence de non-fumeurs). Elle sanctionne une interdiction totale, sans nuance, adoptée sans réflexion sur l’impact humain.
4.3 Comparaison avec la jurisprudence antérieure
Dans Florea et Elefteriadis, la CEDH exige des États qu’ils protègent les détenus non-fumeurs contre le tabagisme passif et améliorent les conditions de détention.
Dans Ostrovar, le tabagisme passif figure parmi divers facteurs de dégradation de la dignité (surpopulation, hygiène, ventilation).
Avec Vainik :
L’État ne manque plus à ses obligations positives envers les non-fumeurs ;
Il outrepasse sa marge d’appréciation en imposant à tous les détenus fumeurs une abstinence forcée absolue, sans débat ni évaluation, au nom d’objectifs essentiellement tournés vers les tiers.
On assiste donc à un rééquilibrage :
– D’un côté, protection des non-fumeurs et de la santé publique ;
– De l’autre, respect de la sphère de choix individuel des détenus, même lorsque ce choix est discutable au regard des standards de santé.
4.4 Conséquences pratiques pour les États membres
L’arrêt n’impose pas :
de tolérer le tabagisme partout en prison ;
ni de renoncer à toute politique anti-tabac.
En revanche, il implique que les États, s’ils souhaitent :
interdire totalement de fumer en prison, doivent :
prévoir une base légale solide, idéalement législative ;
organiser un débat démocratique sur les conséquences ;
évaluer les impacts sur les détenus fumeurs de longue date ;
mettre en place des mesures d’accompagnement (sevrage, substituts nicotiniques, suivi médical) ;
ou mettre en œuvre des mesures moins restrictives (zones fumeurs contrôlées, interdiction dans les espaces fermés, ventilation adéquate, séparation fumeurs/non-fumeurs).
5. Critique de la décision
5.1 Sur la méthodologie de la Cour
La Cour :
adopte une démarche cohérente avec sa jurisprudence antérieure sur l’autonomie personnelle (article 8) et les choix de santé ;
maintient un contrôle subsidiarité + marge d’appréciation, mais exige que les États justifient concrètement les mesures extrêmes.
Point discutable : le niveau de protection retenu sous l’angle de l’article 3 est limité (les symptômes de sevrage ne franchissant pas le seuil de gravité) ; d’aucuns pourraient soutenir qu’un sevrage forcé brutal, sans accompagnement réel, dans un milieu fermé, pourrait potentiellement atteindre ce seuil dans certains cas individuels.
6. Accompagnement personnalisé par la SELARL PHILIPPE GONET
La décision Vainik et autres c. Estonie dépasse le seul cas estonien. Elle intéresse :
Les détenus et leurs familles confrontés à des mesures très restrictives (tabac, hygiène, soins, visites, activités) ;
Les associations de défense des droits des prisonniers ;
Les professionnels de santé intervenant en milieu carcéral ;
Les collectivités et administrations pénitentiaires soucieuses de sécuriser leurs règlements intérieurs.
La SELARL PHILIPPE GONET, avocat à Saint-Nazaire, peut vous assister pour :
Analyser la conformité de règlements pénitentiaires (tabac, restrictions diverses) à la CEDH ;
Engager des recours devant les juridictions internes, en vue d’une éventuelle saisine de la CEDH ;
Construire une stratégie probatoire (dossier médical, attestations, rapports d’experts, témoignages) pour démontrer l’atteinte à la vie privée ou la dégradation des conditions de détention ;
Conseiller les institutions (administrations, établissements) dans la rédaction de mesures respectueuses des droits fondamentaux tout en garantissant la sécurité.
Vous ou un proche êtes confronté à une mesure carcérale jugée excessive (tabac, santé, isolement, restrictions de visites) ?
Vous pouvez prendre contact avec le cabinet pour un diagnostic juridique personnalisé de votre situation et envisager les voies de recours adaptées.
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