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Responsabilité de l’avocat & apport-cession : alerte sur le risque L.64 et calcul du préjudice

Le 04 octobre 2025
Responsabilité de l’avocat & apport-cession : alerte sur le risque L.64 et calcul du préjudice
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1) Résumé succinct

Parties :

Demandeurs aux pourvois : M. [Z] [E] (avocat), SELARL Cabinet [E], MMA IARD, MMA IARD Assurances mutuelles ; Allianz IARD ; AXA France IARD.

Défendeurs : M. [L] [V] ; Allianz IARD (selon les pourvois) ; AXA France IARD ; MMA.

Juridiction : Cour de cassation, 1re chambre civile (formation de section), arrêt n° 454 FS-B, du 25 juin 2025, cassation partielle (uniquement sur l’évaluation du préjudice). Numéros de pourvoi : A 23-16.629 ; P 23-16.687 ; Q 23-17.539 (jonction)

Nature du litige : Responsabilité professionnelle de l’avocat-conseil en fiscalité (opération « apport-cession ») — devoir de conseil/prudence et information sur les incertitudes du droit et le risque d’abus de droit (LPF, art. L. 64) ; évaluation du préjudice indemnisable en cas de remise en cause d’un sursis d’imposition (CGI, art. 150-0 B).

Effet direct sur la pratique :

Confirmation de principe : l’avocat doit alerter sur les incertitudes et risques attachés à l’opération au jour de son intervention (devoir de conseil et de prudence).
Cadre d’indemnisation précisé : la perte de chance ne peut être calculée comme un pourcentage du principal de l’impôt légalement dû ; elle se mesure au regard de l’impôt qui aurait été dû en fin de sursis et des pénalités/majorations — voire uniquement ces dernières si la reconstitution de l’avantage fiscal est impossible. Cassation partielle sur ce point et renvoi.

2) Analyse détaillée

Les faits

Juillet 2008 : M. V. crée la Financière Montmartre (apport de titres GL Trade) avec report d’imposition de la plus-value née de cette opération.

24 sept. 2008 : Apport de titres Financière Montmartre à une holding belge (Holding Global Link), soumise à l’IS. Opération réalisée sur conseils de l’avocat (M. E., Cabinet E) pour optimisation fiscale, sous sursis d’imposition (CGI, art. 150-0 B).

1er oct. 2008 : Cession par la holding Global Link des actions Financière Montmartre (et rachat du solde détenu par M. V.).

3-9 déc. 2008 : Donations et apports intra-familiaux impliquant la SCI Vince, puis rachat/annulation des actions Global Link (réduction de capital).

2010-2011 : L’avocat assiste encore M. V. pour les déclarations.

19 déc. 2011 : Proposition de rectification (IR) de 13 915 265 € sur le fondement de l’abus de droit (LPF, L. 64), puis avis CCRAD du 16 oct. 2014 favorable à l’administration ; avis d’imposition du 24 nov. 2014 (avec majoration 80 %). Recours gracieux échoué, puis saisine JA et désistement après accord réduisant pénalités/majorations.

La procédure
TGI : Action de M. V. en responsabilité contre l’avocat, sa société d’exercice et leurs assureurs (AXA, Allianz, MMA).
CA Paris (pôle 4-ch. 13), 5 avr. 2023 : Condamnation in solidum (notamment 9 214 300 €).

Cassation (25 juin 2025) :

Rejet des pourvois A (avocat/MMA) et P (Allianz) sur le principe de la faute (devoir d’alerte sur incertitudes/risques).

Cassation partielle (sur le quantum du préjudice) : la perte de chance ne peut correspondre à un pourcentage du principal de l’impôt légalement dû ; elle doit être corrélée à l’impôt qui aurait été dû en fin de mécanisme et aux pénalités/majorations (ou à ces dernières seules si la reconstitution est impossible). Renvoi CA Paris autrement composée. 

Contenu de la décision

Arguments des parties 

Avocat/assureurs : se prévalent des avis CCRAD 2005 selon lesquels, en raison du caractère automatique du sursis (150-0 B), l’abus de droit (L. 64) ne s’appliquait pas ; soutiennent que les manquements doivent s’apprécier in tempore (2008/2011), en l’absence de position du CE sur le sursis à ces dates et en présence d’une doctrine/jurisprudence allant en sens contraire ; contestent l’assimilation du report et du sursis ; critiquent l’indemnisation fondée sur le principal de l’impôt.

M. V. : reproche un avis péremptoire en 2008 sans alerte sur l’incertitude et, en 2011, l’absence d’avertissement de procéder à un réinvestissement significatif pour neutraliser le risque d’abus de droit ; sollicite réparation intégrale (principal + accessoires).

Raisonnement de la Cour de cassation

Devoir de conseil/prudence :

Principe : l’avocat doit signaler à son client les incertitudes du droit positif et les risques pouvant affecter la validité/efficacité de l’opération (au jour de son intervention).

Constat : en 2008, le CE admettait déjà l’abus de droit lorsque le but est d’éluder/atténuer la charge fiscale ; bien qu’aucun arrêt CE n’ait encore tranché le cas du sursis, des juridictions administratives avaient admis l’application de L. 64 au sursis, malgré son caractère de plein droit ; l’avis de 2008 de l’avocat, peu étayé, concluait pourtant à l’absence de risque, en s’appuyant seulement sur les avis CCRAD 2005.

En 2011, après les arrêts CE du 8 oct. 2010 appliquant L. 64 au report (fondés sur l’intérêt fiscal de différer l’imposition), l’avocat n’a pas alerté son client avant la fin de l’année sur la nécessité d’un réinvestissement significatif — solution transposable au sursis en raison d’effets similaires (différé). Faute retenue.

Indemnisation (cassation partielle) :

Règle : aucun préjudice ne découle du paiement de l’impôt légalement dû (principe) ; la réparation liée à un redressement se limite aux pénalités/majorations, sauf si le contribuable, dûment informé, n’aurait pas été exposé à l’impôt ou aurait acquitté un impôt moindre. Le sursis n’est pas une exonération : il diffère seulement le calcul et le paiement à une date ultérieure.

Conséquence : la perte de chance résultant de la remise en cause du sursis ne peut être un pourcentage du principal ; elle doit être mesurée :

(i) au regard du montant d’impôt prévisible en fin de mesure, et
(ii) des pénalités/majorations ;

uniquement ces dernières si la reconstitution de l’avantage fiscal perdu est impossible.

Solution
Rejet des pourvois sur la faute (devoir d’alerte) ;

Cassation partielle sur le quantum ; renvoi devant la CA Paris autrement composée ; dépens et art. 700 CPC : demandes rejetées.

3) Références juridiques 

3.1 Jurisprudence 


Cass. 1re civ., 25 juin 2025, n° 23-16.629, 23-16.687, 23-17.539, FS-B (cass. partielle)

CA Paris, 5 avr. 2023, n° 20/03500 (décision attaquée)

CE, 8 oct. 2010, n° 321361 (Abus de droit – report d’imposition)

CE, 8 oct. 2010, n° 313139 (Abus de droit – report d’imposition)

CAA Versailles, 24 janv. 2012, n° 10VE02376 (abus de droit appliqué au sursis 150-0 B)

Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-24.550 (devoir de l’avocat apprécié au jour de l’intervention)

Remarque : l’arrêt de CAA Douai, 11 déc. 2011 évoqué par la CA dans son raisonnement n’a pas pu être localisé sur Légifrance avec certitude (plusieurs décisions fin 2011 portent sur d’autres objets).
Statut du lien : ⚠️ Lien non disponible sur une base officielle à la date de rédaction. Nous citons à la place des décisions CE 8 oct. 2010 et CAA Versailles 2012 qui établissent, sur bases officielles, l’articulation L. 64 LPF / report puis sursis.

3.2 Textes légaux 

Ancien art. 1147 du Code civil (avant l’ord. 10 févr. 2016) – responsabilité contractuelle (base des dommages-intérêts)

LPF, art. L. 64 (abus de droit – définition et effets)

CGI, art. 150-0 B (sursis d’imposition – mécanisme de plein droit applicable en 2008)

(À noter : la Cour rappelle expressément que le sursis ne constitue pas une exonération mais un différé du calcul et du paiement — point de droit repris au § 18-20 de l’arrêt.)


4) Analyse juridique approfondie

A) Devoir de conseil/prudence de l’avocat en contexte d’incertitude

La 1re chambre civile renforce une ligne classique : l’avocat n’a pas à prédire un revirement, mais il doit alerter sur les zones d’incertitude et le risque contentieux objectif au jour de la consultation. Ici, en 2008, malgré les avis CCRAD 2005 favorables au caractère « hors L. 64 » du sursis (car automatique), plusieurs signaux existaient :

la doctrine et la jurisprudence administratives avaient ouvert la voie à une application de L. 64 en cas de montage purement fiscal,

le CE (08/10/2010) avait déjà consacré l’application de L. 64 au report d’imposition pour des motifs transposables au sursis (différé de l’impôt et minoration de l’assiette de l’année de réalisation). L’avocat devait donc nuancer son propos et recommander un réinvestissement économique significatif dans un délai raisonnable, notamment en 2011.

B) Articulation L. 64 LPF / 150-0 B CGI : de la théorie au contentieux

La Cour admet la transposabilité du raisonnement « report » → « sursis » : si l’intérêt fiscal prépondérant est le différé d’imposition, le but exclusivement fiscal expose l’opération à L. 64 (fraude à la loi). La CAA Versailles (2012) illustre que les juridictions du fond ont appliqué L. 64 au sursis (apport à société contrôlée puis cession rapide) avant l’arrêt commenté. 

C) Réparation du préjudice : borne de principe

Innovation structurante : la Civ. 1re trace une méthode d’évaluation :

Jamais un pourcentage du principal de l’impôt légalement dû ;

Toujours une perte de chance calibrée sur (i) l’impôt en fin de sursis (si l’opération avait été conduite avec un réinvestissement adéquat et une temporalité conforme), et (ii) les pénalités/majorations ;

À défaut de pouvoir reconstituer l’avantage fiscal : pénalités/majorations seules.

Portée pratique : pour les dossiers d’« apport-cession », la preuve portera sur :

la probabilité (ex ante) de réinvestissements « significatifs » et « dans un délai raisonnable » ;

la quantification de l’impôt différé (fin de sursis) vs. l’impôt immédiat ;

les pénalités applicables (ex. majoration 80 % pour abus de droit).

D) Mise en perspective avec la jurisprudence antérieure

Devoir de l’avocat au jour de l’intervention (pas d’obligation d’anticiper un revirement imprévisible), v. Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-24.550 — la décision 2025 n’infirme pas ce principe mais exige une alerte lorsque des incertitudes substantielles existent déjà. 

Administration / contentieux fiscaux : CE 08/10/2010 (n° 321361, 313139) fonde la transposabilité au sursis par l’identité d’effet (différé). CAA Versailles 2012 confirme l’application L. 64 au sursis dans des montages d’apport-cession. 

5) Accompagnement personnalisé

La SELARL Philippe GONET (Saint-Nazaire) peut :

Auditer vos montages d’« apport-cession » (cartographie des risques L. 64 et checklist de réinvestissement),

Sécuriser vos consultations (clauses d’alerte et réserves documentées),

Chiffrer la perte de chance selon la méthode de la Cour (simulation « impôt en fin de sursis » / pénalités),

Gérer le contentieux (administratif et indemnitaire).

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